Agora, la biennale de Bordeaux remue méninges

Quel que soit notre métier, quelle que soit notre mission, l’excellence est parfois une forme de piège. On connaît bien le syndrome du dernier de la classe, qui toute sa vie risque de développer un complexe d’infériorité. On connaît moins le syndrome du premier de la classe. Il ne développe pas automatiquement un complexe de supériorité – du moins cela ne lui est-il pas réservé – mais il est menacé d’une double maladie : celle de l’ennui d’une part – et c’est la pire – et celle, paradoxalement, de la superficialité à partir du moment où celle-ci est emballée dans une organisation rationnelle sans faille.

Agora est notre meilleure prophylaxie en la matière. Elle nous préserve de l’ennui que procurent les machines bien huilées, les administrations vertueuses qui avancent de délibération en délibération, souvent d’un pas de sénateur. Agora crée de l’urgence, elle est comme un saut d’obstacle puisqu’elle n’existe pas en tant que telle. Agora est liée, qu’on le veuille ou non, pour ses organisateurs, au fonctionnement de la collectivité qu’est la Ville et demain la métropole. Décider en 2010 que l’édition 2012 permettrait la découverte de la future rue Kléber obligeait à avancer à marche forcée sur le projet de la rue Kléber, dans une double direction : celle des services d’une part, afin que le projet soit validé et les premiers travaux engagés, et celle des habitants d’autre part, si nous voulions qu’ils soient, et notamment les communautés espagnoles de Bordeaux, les vrais acteurs de la fête.

Agora est donc une barre, un horizon que se fixe la ville et qu’elle ne peut plus par la suite récuser.

Agora est aussi un antidote à la superficialité. C’est un lieu commun que de constater le peu de recul dont disposent les décideurs. Certes, tout ou presque est aujourd’hui à notre disposition grâce au numérique. Mais c’est un lieu commun également que d’affirmer que trop d’information tue l’information.

Et l’information n’est pas la connaissance. L’information est superficielle, la connaissance ne l’est pas. Agora favorise la connaissance : là résident son grand enjeu et sa grande vertu : connaissance d’un territoire (Bassins à flot en 2010, Bordeaux [Re]Centres en 2012, Brazza en 2014), connaissance d’un sujet traité de multiples façons par de multiples acteurs et sur de multiples supports, connaissance de nouvelles personnalités – des cinéastes, des plasticiens, des designers, des architectes bien sûr – qui finissent par former un club, concentré de matière grise, de convictions parfois opposées, d’engagements toujours respectables – mais aussi connaissance des publics. Voir les publics évoluer dans une exposition, les enfants découvrir les maquettes, des adultes s’arrêter longuement devant tel film plutôt que devant tel autre, écouter les commentaires d’étudiants ou de personnes entrées par hasard dans le hangar 14 ou assistant au ballet des grues, constater l’aisance avec laquelle ces publics jonglent avec des questions complexes et avec la notion d’intérêt général restent des outils d’aide à la compréhension de la ville irremplaçables.

Si Agora nous permet de mieux comprendre la ville et ses habitants et de mieux sonder les professionnels à qui les politiques confient pour partie les clés de l’avenir, Agora est également un outil d’aide à la décision. Pourquoi ? Agora ne propose évidemment pas de réponses territoriales à des questions posées.

Mais, en creusant un thème, en confrontant les interprétations de ce thème dans le temps et dans l’espace, en pratiquant la maïeutique chère à Socrate, bref en nous obligeant à perdre du temps et à prendre du recul, Agora nous conduit parfois sur le chemin de la vérité, cette aletheia grecque qui signifie aussi dévoilement : la vérité comme évidence, finalement.

L’exemple le plus frappant est celui d’Agora 2012. Alain Juppé avait souhaité que le thème retenu soit celui du patrimoine. C’était un thème très difficile à traiter car évident en apparence. Marc Barani en a fait une approche remarquable.

Pas de superficialité chez lui : cela a permis de relativiser notre définition du patrimoine qui se transforme régulièrement sous l’effet de l’instabilité de nos cultures contemporaines.

Exercice d’humilité également chez Marc Barani qui pulvérise les idées reçues sur le patrimoine avec ses films sur le Népal, le Burkina Faso, le Kazakhstan… Le patrimoine peut être de la matière vivante, de la mémoire, il peut se concentrer dans des pouvoirs invisibles…

Pour l’Europe, Marc Barani constate que les tracés urbains demeurent inchangés malgré les drames de l’histoire alors que les bâtiments ou le parcellaire disparaissent rapidement.

Dès lors, et en marge d’Agora, nous disposions des bons outils pour repenser le projet urbain métropolitain à l’aune de ces réflexions.

Tout d’un coup s’imposait à nous le fait que le patrimoine princeps était la Garonne, et l’eau et ses écoulements les éléments fondamentaux à respecter dans l’urbanisation de la métropole. Or les études d’archéo-géographie que nous avions menées sur les grands quadrants de la ville nous avaient déjà indiqué que les grands tracés urbains suivaient les cours d’eau aujourd’hui canalisés et enterrés : CQFD.

Dès lors que le patrimoine génétique de la ville nous était ainsi dévoilé, la question de l’extension de la ville cessait d’être problématique. Bordeaux n’était pas constitué d’un grand patrimoine bâti rive gauche et d’un Rien abyssal rive droite mais bien d’un grand paysage coupé par un grand fleuve autour duquel se sont organisés ou vont s’organiser des quartiers puisant autant dans l’histoire que dans la géographie : le centre historique, les Bassins à flot, Brazza…

 2014 a été, du point de vue de l’espace public, aussi heuristique pour nous.

Les questions majeures évoquées lors d’Agora par Youssef Tohmé n’ont pas porté sur les projets d’espaces publics en eux-mêmes mais bien sur les usages, leurs définitions, leurs détournements, leur banalisation progressive aussi. Mais les leçons sont sans doute venues de ce qui s’est passé dans l’espace public, hors hangar 14. Voir les visiteurs d’Agora et les passants s’installer naturellement sur les chaises d’Ann Cantat, coloniser la place Pey-Berland avec les architectures XXL d’Olivier Grossetête, installer les fauteuils croco de Pablo Reinoso près du miroir d’eau, poser des grandes maquettes en ductal bleu pâle place Stalingrad et place Sainte-Croix, jouer – enfin ! – au ping-pong et faire de la gymnastique au débouché du pont J. Chaban-Delmas, aller fêter son anniversaire – même si ce n’est pas le bon jour – place des Capucins, sur du sable fin, avec la zone d’anniversaire concertée des Pas Perdus, danser grâce aux Vivres de l’art à Brazza, applaudir au ballet des grues, découvrir grâce à un train presque fantôme le plus bel et plus mystérieux espace public de Bordeaux, tout ces événements, qu’ils soient publics, privés, spontanés ou planifiés disent une seule chose : le génie de l’espace public est d’abord le génie de ses usagers. Car c’est dans l’espace public que se nouent les aventures de chacun. Le film de Louise Lemoine et Ila Béka sur la place de la République à Paris l’a montré éloquemment.

La conclusion à en tirer ? Pousser les personnes à exercer leur génie dans l’espace public et pousser l’administration à accepter des détournements dans les usages. Après tout, les usages du miroir d’eau sont le détournement le plus réussi à Bordeaux.

Agora, remue méninges permanent, est aussi un grand rendez-vous et une grande fête. On vient maintenant à Bordeaux comme on va à Venise. On s’y retrouve, on y organise ses parcours et ses visites, on se désole de ne pas pouvoir tout voir, on est fier de saluer Rem Koolhaas venu applaudir Petra Blaisse, on découvre que Le Havre est une ville sublime, on croise Lucas Belvaux et on se dit qu’on n’a pas eu assez de temps pour voir Bordeaux. Alors on se jure de revenir bientôt ; et en tout cas pour Agora 2017.

Alors à bientôt,

Michèle Laruë-Charlus
Délégué général d’Agora
Directeur général de l’aménagement de la Ville de Bordeaux

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